La sitcom madrilène :
1 Se déguiser sur la Plaza Mayor
2 Le Jardin des Délices de Bosch
3 El bar de conspiradores
4 El Dos Mayo 1808 par Goya
5 Le masque de Greta Garbo
6 El Palacio del Cristal
7 Un MAC de douce Marie & UU
8 Le Guernica de Picasso
9 Flamenco
10 UU et les toilettes madrilènes
11 Une famille royale par Goya
12 Etiquette prix : une franche rigolade
13 La Maja de Goya
14 Tapas
15 Une [autre] Annonciation de Fra Angelico
16 Dégustation de vins espagnols : extraordinaire !
17 Les Parques de Goya
18 Feliz Año de la Puerta del Sol y las Uvas del Suerte
Aujourd’hui, l’épisode #12.
12. Etiquette prix : une franche rigolade
En cette période de soldes effervescentes, je vais vous narrer une histoire, un conte moderne madrilène autour d’une étiquette de prix.
C’est l’histoire d’une femme, dans sa trentaine sonnante et pas encore trébuchante, qui voulait passer une bonne soirée avec ses amis et son petit copain.
Ils étaient venus à Madrid pour passer les fêtes de fin d’année en raison de cette ambiance si particulière qui y règne pour la Feliz Navidad. Entre ferveur populaire et recueillement religieux. Leurs pieds et leurs porte-monnaie les avaient entraînés à La Chueca, le quartier branchouille de Madrid. Où on y trouve tous les créateurs et designers qui veulent se coller une étiquette de *produits* trendy pour fashion-victims.
D’ailleurs en aparté, le signe que c’est le quartier in de Madrid est la densité au mètre de trottoir des coiffeurs. Toni & Guy [coiffeur branchouille italo-anglais chez qui un DJ officie sur de la musique électro pendant qu’on vous fait des mèches délirantes] y fait figure de ringard à côté des peluquerias [coiffeurs en espagnol] de la Chueca.
A croire, ce que je ne savais pas, que le cheveu est un enjeu national en Espagne. On y passe des budgets importants [plus qu’ailleurs ?] lorsqu’on veut avoir une certaine image de soi ou bien donner l’impression d’en avoir une, d’image de soi. Ce phénomène a un nom : Las Juanis. Il prend une telle ampleur en Espagne qu’un film s’en inspire, par le cinéaste espagnol Bigas Luna. Il s’intitulera « Yo soy la Juani ». C’est le nom donné à une catégorie de [jeunes] femmes espagnoles qui « reconnaît qu’elle aimerait pouvoir s’habiller chez Miss Sixty, mais qu’elle achète ses vêtements chez Zara, Mango et Stradivarius, les marques les moins chères. » .
Et au journal de rajouter : « Pour mieux comprendre la passion de ces jeunes filles pour la beauté, il suffit d’entrer dans n’importe quelle parfumerie de quartier. Et là, c’est une vraie révélation : dans les rayonnages, les mallettes de maquillage ont deux, trois voire quatre étages. La pression médiatique n’est pas étrangère à cette passion de l’esthétique qui fait que les Juanis aspirent à être coiffeuses, maquilleuses, mannequins ou esthéticiennes. »
Mais là où ça devient intéressant, c’est l’enjeu social derrière le phénomène des Juanis. Elles ne sont pas des femmes superficielles qui cherchent à tout prix une image. C’est une toute autre motivation qui les pousse en général : « Nuria [Juani en puissance – en cours de formation pour devenir maquilleuse professionnelle] ne manque pas la moindre occasion de mettre un pied dans le monde du travail : elle écume les salons et participe à des séances photos. Les jours ouvrables, elle ne rentre jamais chez elle avant 21h30. (…) Elle est tellement centrée sur son travail et ses études qu’elle ne veut pas d’un petit ami qui lui volerait son temps. [Les Juanis] veulent être indépendantes sentimentalement et financièrement. La quasi totalité d’entre elles ont abandonné le lycée pour s’inscrire dans des instituts de coiffure et d’esthétique ou pour suivre une formation professionnelle. »
Où on se rend compte que notre société est allée bien loin jusqu’à fabriquer des chimères : l’image de soi est tellement importante, prépondérante, essentielle que l’on peut en faire un choix de vie [professionnelle]. C’est dingue.
Fin de l’aparté.
C’est donc l’histoire de ma trentenaire espagnole qui veut se donner une image auprès de ses amis. Ils s’assoient au restaurant, son petit copain en face et ses amis à côté d’elle. Elle parle, rit beaucoup, tient bien la route pour converser de tout et rien. Elle prétend qu’elle ne jure que par la Chueca, les fringues de créateurs, que vraiment aujourd’hui les grandes chaînes comme Zara sont dépassées malgré des cycles de développement des nouvelles collections ultra-rapides, etc. Mais que ce qui compte c’est d’avoir un vêtement qui reflète son âme, qui soit en harmonie avec soi, même si bien sûr le prix est plus élevé, blablabla. Manque de bol, elle parle et bouge beaucoup. Et finit par dévoiler à son insu l’étiquette de prix du petit haut blanc qu’elle vient de s’acheter dans l’après-midi. Manque de bol, c’est une marque qu’elle vient de vilipender. Manque de bol, c’est même un produit soldé. 24,95 Euros TTC. L’ami assis à côté d’elle a bien sûr vu l’étiquette. En long et en large d’ailleurs. Mais il ne dit mot. Il continue à l’écouter parler mais ne lui prête plus vraiment attention. Il trouve qu’elle dit vraiment n’importe quoi. Il sourit tout seul…
Et douce Marie et moi savons le pourquoi de ce sourire en coin. Nous n’avons pas pu nous empêcher : c’était une sacrée franche rigolade cette étiquette prix dans le dos… Pas parce qu’elle avait une étiquette dans le dos [ça m’est déjà arrivé]. Mais en raison de la situation ubuesque que cela engendrait dans le jeu des regards croisés entre elle et ses amis, notamment celui qui faisait une fixation sur cette étiquette sans jamais rien lui dire à son amie [sont-ils vraiment amis ces deux là dans la vie ?]. On s’est imaginé plein de choses sur cette étiquette et on s’est bien marrés. Un seul regret : à un moment, j’ai failli me lever pour le dire à la jeune femme qu’elle avait son étiquette dans le dos. Mais je me suis ressaisi. J’aurais acté devant tout le monde, y compris son petit copain, le ridicule de la situation. Et cela n’aurait pas été forcément à l’avantage de ma trentenaire espagnole. Je me suis alors rassis. Ainsi soit-il.
Epilogue
Jean Baudrillard [essayiste français – brillantissime, que je suis en train de lire] a écrit dans Cool Memories [éditions Galilée] :
« Une femme peut avoir toute l’évidence d’une femme, et ne pas l’être. Le sexe même n’y suffit pas – il faut de la féminité pour faire une femme. »
Be cool, be open.
UU